L’Allemagne, puissance sans désir: Une hégémonie fortuite

Opinión
Le Monde Diplomatique, mayo 2015
Wolfgang Streeck, director Instituto Max Planck para el Estudio de las Sociedades

Après guerre, la République fédérale d’Allemagne n’a jamais nourri le projet de régir l’Europe. Tous ses responsables politiques, de quelque bord qu’ils soient, pensaient que leur pays avait un problème fondamental vis-à-vis de ses voisins : il était trop grand pour susciter l’amour et trop petit pour inspirer la crainte. Il lui fallait donc se fondre dans une entité européenne plus vaste, qu’il dirigerait de concert avec d’autres nations comme la France. Tant que l’Allemagne disposait d’un accès sûr aux marchés étrangers, tant qu’elle pouvait s’approvisionner en matières premières et exporter ses produits manufacturés, elle ne se souciait guère d’acquérir une place sur la scène internationale. L’intégrité du cocon européen revêtait une telle importance aux yeux du chancelier Helmut Kohl (1982-1998) qu’il s’empressait, chaque fois que des frictions se produisaient entre partenaires, de fournir les moyens matériels pour sauver l’unité européenne, ou du moins son apparence.

Le gouvernement de Mme Angela Merkel doit aujourd’hui faire face à une tout autre situation. Sept ans après le début d’une crise financière dont on ne voit toujours pas la fin, tous les pays d’Europe et même au-delà se tournent vers l’Allemagne pour qu’elle trouve une solution, et, bien souvent, une solution à la Kohl. Or les problèmes actuels sont bien trop lourds pour qu’elle les résolve en mettant la main à la poche. La différence entre Mme Merkel et son prédécesseur n’est pas que la première aspire à devenir la Führerin de l’Europe : c’est que l’époque l’oblige, qu’elle le veuille ou non, à sortir des coulisses pour occuper le devant de la scène européenne.

Les difficultés sont considérables. Sur le front européen, l’intégration a tourné à la catastrophe politique et économique. Et l’Allemagne, devenue un acteur assez important pour être accusée de tous les maux, reste trop petite pour offrir des remèdes.

En Europe, les années qui ont suivi la crise monétaire ont eu raison de la sympathie que les gouvernements allemands d’après guerre avaient acquise tant bien que mal auprès de leurs voisins. Dans les pays méditerranéens, et dans une certaine mesure en France, l’Allemagne est plus détestée qu’elle l’a jamais été depuis 1945. On ne compte plus les caricatures montrant ses dirigeants vêtus d’uniformes de la Wehrmacht et arborant la croix gammée. Pour les candidats de gauche comme de droite, le plus sûr moyen de gagner une élection est de faire campagne contre l’Allemagne et sa chancelière.

Dans le sud de l’Europe, l’adoption de l’« assouplissement quantitatif » par la Banque centrale européenne a été applaudie comme une victoire sur Berlin. En Italie, M. Mario Draghi, pourtant ancien cadre de Goldman Sachs et fervent défenseur du néolibéralisme, est acclamé comme un héros national parce qu’il aurait à maintes reprises roulé « les Allemands » dans la farine. Le nationalisme resurgit dans l’ensemble de l’Europe, y compris en Allemagne, naguère le pays le moins nationaliste de tous. La politique étrangère des pays d’Europe du Sud se résume désormais à tenter d’arracher des concessions à l’Allemagne, au nom de l’intérêt national, de la « solidarité européenne », voire de l’humanité tout entière. Nul ne sait combien de temps il faudra pour guérir les blessures causées par l’Union européenne dans les relations entre l’Allemagne et des pays comme l’Italie ou la Grèce.

Par une ironie de l’histoire qui ne peut avoir échappé à la chancelière, l’Union économique et monétaire, qui devait consolider définitivement l’unité européenne, risque à présent de la faire voler en éclats. Les responsables politiques allemands commencent à comprendre que le conflit ne porte pas sur le « sauvetage » de l’Etat grec ou des banques françaises (et allemandes), et qu’une habile intervention chirurgicale sous la forme d’un nouveau « plan d’aide » ne fera pas renaître l’unité. Au contraire : il tient à la structure même de la zone euro, qui rassemble des sociétés disparates, avec des institutions, des pratiques et des cultures hautement dissemblables, reflétées par les différents contrats sociaux qui régulent les rapports entre le capitalisme moderne et la société. A ces économies politiques divergentes correspondent des régimes monétaires distincts.

Schématiquement, les pays de la Méditerranée ont développé un modèle de capitalisme dans lequel la croissance repose avant tout sur la demande intérieure. Si nécessaire, on la stimulera grâce à une inflation alimentée par les déficits publics et par de puissants syndicats garants de la sécurité de l’emploi, surtout dans le secteur public. L’inflation permet aux Etats d’emprunter plus facilement tout en dévaluant leur dette. Ces pays possèdent en outre un système bancaire public ou semi-public fortement régulé. Tous ces éléments combinés assurent en théorie une harmonie relative entre les intérêts des travailleurs et ceux des employeurs, en particulier dans les petites entreprises qui vendent leurs produits sur le marché intérieur. Mais la paix sociale a pour contrepartie un déficit de compétitivité sur le plan international, déficit qu’il faut compenser de temps à autre en dévaluant la monnaie nationale, au détriment des exportateurs étrangers. Cette politique a bien sûr pour condition la souveraineté monétaire.

Les économies du nord de l’Europe, et au premier chef celle de l’Allemagne, fonctionnent autrement. Comme elles doivent leur croissance à leur succès sur les marchés étrangers, elles sont hostiles à l’inflation. Cela vaut aussi pour les travailleurs et les syndicats, surtout aujourd’hui, alors que toute hausse des coûts peut entraîner des délocalisations. Une économie de ce type ne se soucie pas de pouvoir dévaluer. Alors que les pays méditerranéens — y compris, dans une certaine mesure, la France — ont bénéficié par le passé de leur souplesse monétaire, des pays comme l’Allemagne se sont fort bien accommodés d’une politique monétaire rigoureuse. C’est pourquoi ils se montrent également hostiles à la dette, même si, du fait de leur faible niveau d’endettement, ils bénéficient généralement de taux d’intérêt bas. Et puisqu’ils peuvent se passer de souplesse monétaire, ils évitent le risque d’éclatement de bulles sur les marchés actions. Enfin, une telle politique avantage les épargnants, qui sont légion. Le dicton « Erst sparen, dann kaufen » (« Epargner d’abord, acheter ensuite ») résume bien l’attitude traditionnellement encouragée par les institutions politico-économiques en Allemagne.

Un régime monétaire unifié ne peut avantager à la fois des économies fondées sur l’épargne et l’investissement, comme en Europe du Nord, et des économies reposant sur l’emprunt et la dépense publique, comme en Europe du Sud. L’un des deux modèles devra donc, pour se rapprocher de l’autre, réformer son système de production et, du même coup, le contrat social sur lequel il repose. Ce sont actuellement les pays méditerranéens que les traités contraignent à devenir « compétitifs », sous la houlette d’une Allemagne garante de la rigueur monétaire. Or ce n’est pas ce que leurs gouvernements désirent ou peuvent faire — du moins à court terme. Par conséquent, deux lignes s’affrontent au sein de la zone euro, dans un combat d’autant plus violent qu’il ne porte pas seulement sur les moyens de subsistance, mais aussi sur le mode de vie des peuples. En témoignent les stéréotypes opposant les « Grecs paresseux » aux « Allemands austères », qui « vivent pour travailler au lieu de travailler pour vivre » et apparaissent comme d’inflexibles gardes-chiourmes parce qu’ils défendent à la fois les traités et leur propre cadre capitaliste. Les tentatives des Européens du Sud pour obtenir un assouplissement de l’euro qui leur permettrait de retrouver les taux d’inflation, les déficits publics et les dévaluations sur lesquels reposait leur économie se heurtent à l’opposition des Etats et des électeurs du Nord, qui refusent de jouer les prêteurs en dernier ressort de leurs voisins méridionaux.

Néanmoins, bien que les pays de la zone euro ne puissent pas converger, ils ne souhaitent pas non plus se séparer, du moins pour l’instant : les pays exportateurs d’Europe du Nord vénèrent les taux de change fixes, tandis que les pays du Sud veulent des taux d’intérêt aussi bas que possible, en échange de quoi ils acceptent une limitation des déficits, dans l’espoir que leurs partenaires se montreront plus cléments que les marchés financiers. Actuellement, l’Allemagne et ses alliés ont la main. A plus long terme, nul ne peut se permettre de perdre la bataille : le perdant se verrait contraint de reconstruire son économie politique et de traverser une période de transition longue, incertaine et tumultueuse. Ainsi les pays du Sud seraient-ils condamnés à mettre en place le même marché du travail qu’en Europe du Nord, et les Allemands, à en finir avec leur manie de l’épargne, que leurs partenaires jugent destructrice et égoïste.

A ce titre, on peut considérer que le programme d’assouplissement quantitatif adopté par la BCE, qui vise officiellement à faire remonter le taux d’inflation à 2 %, s’inscrit dans une stratégie avantageuse pour les pays méditerranéens. Il s’est d’ailleurs immédiatement traduit par une baisse du taux de change de la monnaie unique. Souvenons-nous que M. Enrico Letta, durant la courte période où il fut président du conseil italien (avril 2013-février 2014), pestait contre le niveau de ce « foutu euro », qui empêchait la reprise économique dans son pays. Problème : une telle dépréciation favorise surtout des pays exportateurs comme l’Allemagne et n’améliore en rien la situation des économies les plus faibles. A plus longue échéance, cela pourrait même déclencher une course mondiale à la dévaluation. Et si, en Allemagne, les industries exportatrices ne se plaindraient pas d’une amélioration supplémentaire de leur compétitivité, les épargnants, eux, auraient longtemps à pâtir de taux d’intérêt négatifs.

Les débats sur l’avenir du régime monétaire européen sont tout autant moraux que techniques ; et, sur ce plan, on doit souligner qu’aucune de ces formes de capitalisme n’est supérieure aux autres. L’implantation du capitalisme dans la société, affaire d’improvisation et de compromis, n’est jamais pleinement satisfaisante d’aucun point de vue. Cela n’empêchera certes pas les partisans de chaque modèle national de juger les autres modèles déficients au motif que le leur serait naturel, rationnel et conforme aux valeurs sociales les plus élevées. Ainsi, les Allemands ne comprennent pas que, lorsqu’ils enjoignent aux Grecs de « réformer » leur économie politique, donc de se réformer eux-mêmes, pour en finir avec le gâchis et la corruption, ils leur demandent en fait de remplacer la corruption traditionnellement enracinée dans la société grecque par une autre : la corruption moderne et financiarisée de type Goldman Sachs, inhérente au capitalisme contemporain.

Les violents conflits idéologiques et économiques qui déchirent l’Europe et alimentent les nationalismes ne sont pas près de s’apaiser. A supposer même que l’austérité finisse par rendre l’Europe du Sud plus compétitive, on estime qu’elle entraînera aussi dans les pays débiteurs une baisse du niveau de vie de 20 à 30 % par rapport à la situation antérieure à 2008. On leur impose ce régime en leur assurant que la libéralisation des marchés renforcera leurs économies, qui pourront dès lors rattraper leur retard et réduire les écarts de revenu ; mais il s’agit là d’une chimère, compte tenu de la force des avantages cumulés qui opèrent sur ces marchés. Les disparités régionales, aggravées par l’austérité, devront être résorbées grâce à une solution politique au sein de la zone euro, suivant le modèle de redistribution adopté par l’Italie en faveur du Mezzogiorno et par l’Allemagne pour les nouveaux Länder. Cependant, les quelque 4 % de produit intérieur brut que ces deux pays consacrent à ces régions peinent à empêcher le creusement des écarts de revenu.

Les disparités économiques susciteront des conflits entre les Etats membres de la zone euro et en leur sein. Les pays du Sud réclameront des programmes de croissance, un « plan Marshall européen », des politiques régionales pour les aider à bâtir une infrastructure compétitive et une solidarité matérielle en échange de leur adhésion au marché unique et à l’unité européenne en général. Les gouvernements du Nord ne pourront, pour des raisons économiques et politiques, fournir qu’une petite partie des fonds nécessaires. En retour, ils exigeront un droit de regard sur la manière dont leur argent sera dépensé, ne serait-ce que pour des raisons de politique intérieure : leur opposition aurait beau jeu de les accuser de gâchis, de clientélisme et de corruption. Les Etats méridionaux résisteront à l’empiètement du Nord sur leur souveraineté, tout en critiquant son avarice. L’Allemagne, le plus grand et sans doute le plus riche des pays membres, se verra blâmée pour son impérialisme politique et son égoïsme économique, sans pouvoir y faire grand-chose : les électeurs ne laisseront pas leur gouvernement soutenir les pays du Sud sans conditions et refuseront de financer une politique régionale européenne alors qu’ils paient déjà pour l’ex-Allemagne de l’Est.

Pendant combien de temps la grande coalition de Mme Merkel sera-t-elle capable d’apaiser à la fois ses partenaires européens et ses électeurs ? Elle pourrait avoir bientôt épuisé toutes ses ressources. Les industries exportatrices allemandes et leurs syndicats ont fait de la poursuite de l’union monétaire une priorité absolue et, avec l’appui d’une gauche euro-idéaliste, ils ont sacralisé l’euro. La chancelière, toujours à l’écoute de ses soutiens, a prononcé cette célèbre sentence :« Si l’euro échoue, l’Europe échoue (7). » Elle s’est donc résignée à faire de douloureuses concessions, en particulier lors du vote au Parlement des « plans de sauvetage » pour la Grèce.

Le gouvernement allemand — fonctionnant comme un comité exécutif des industries exportatrices — serait prêt à se sacrifier pour la survie de l’euro. Mais le consensus qui régnait en faveur de l’intégration européenne s’est fissuré. L’euroscepticisme a soudain fait son apparition. Un nouveau parti, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), menace la droite de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) (lire « A droite, du nouveau »). Pour lui résister, les partis centristes, sociaux-démocrates compris, doivent se garder de céder aux demandes d’autres pays. Jusqu’à présent, les transferts de fonds internes à l’Union et à l’eurozone étaient souvent dissimulés dans des fonds régionaux ou sociaux européens. Or l’union monétaire nécessitera — non seulement pour « sauver » la Grèce, mais aussi et surtout après son « sauvetage » — des sommes considérables, donc impossibles à dissimuler.

Diverses plaintes déposées devant la Cour constitutionnelle ont tenté de politiser l’Europe et d’alerter l’opinion publique allemande. Pendant un temps, le gouvernement de Mme Merkel a paru approuver tacitement l’inventivité avec laquelle la BCE contournait l’interdit du prêt direct à des Etats membres, alors même que la Bundesbank poussait des cris d’indignation. Mais comme le conflit de distribution entre pays de la zone euro sera bientôt un problème chronique, le coût politique et économique de l’union monétaire deviendra peut-être si exorbitant que le gouvernement ne pourra plus le cacher ni le défendre, surtout dans un contexte où la population allemande se trouve mise à rude épreuve par l’austérité budgétaire.

Bien que l’Allemagne sacralise l’euro, elle pourrait en principe s’en passer. Pour équilibrer les performances économiques, il vaudrait peut-être mieux rendre une certaine souveraineté monétaire aux pays européens et accorder une plus grande marge de manœuvre au Sud (et au Sud-Est, qui espère entrer dans la zone), au lieu de rester dans le cadre de la monnaie unique. Les doutes sur la viabilité de ce régime commencent à grandir, y compris en Allemagne. Après tout, à supposer que les Allemands aient raison de penser que, dans certaines circonstances, l’austérité est bonne pour la santé économique, il ne faut pas oublier qu’en pratique, elle n’a fait de miracles que lorsqu’elle s’est accompagnée d’une dévaluation de la monnaie nationale.

En fait, la cohésion de la zone euro ne repose plus que sur la peur des conséquences que pourrait produire son éclatement. Mais cela ne suffira peut-être bientôt plus à convaincre les électeurs allemands de continuer à assurer la survie de l’union monétaire. Face à la montée du nationalisme, les élites politiques pourront juger préférable de ne plus identifier l’euro à l’Europe et d’écouter les économistes, de plus en plus nombreux, y compris en Allemagne, qui préconisent un régime monétaire plus souple et moins unitaire, proche du Système monétaire européen en vigueur dans les années 1980. Cette option ne serait sans doute pas la panacée, mais il ne saurait exister de solution idéale dans une économie capitaliste grevée de multiples contradictions internes. Les exportations allemandes en pâtiraient peut-être pendant un temps, mais le sort des contribuables et la réputation de leur pays auprès de ses voisins pourraient s’en trouver améliorés.

Mme Merkel a su changer radicalement de position sur l’énergie nucléaire. On ne peut exclure qu’elle reste dans l’histoire comme la chancelière qui aura libéré l’Europe d’une monnaie unique devenue cauchemar commun.

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