Le premier ministre japonais à Pearl Harbor, un hommage mais pas d’excuses

Reportaje
Le Monde, 23.12.2016
Philippe Pons, corresponsal en Tokio
  • Shinzo Abe est attendu lundi sur le lieu de l’attaque surprise de l’armée japonaise en 1941
Trois survivants de l'attaque contre Pearl Harbour

Trois survivants de l'attaque contre Pearl Harbour

Comme le président Barack Obama à Hiroshima en mai, le premier ministre japonais Shinzo Abe, attendu à Pearl Harbor, lundi 26 décembre, évitera l’écueil des responsabilités et des excuses. A l’instar du président américain sur le site du premier bombardement nucléaire en août 1945, le chef du gouvernement nippon entend seulement rendre hommage aux victimes de l’attaque surprise de la base navale américaine à Hawaï, le 7 décembre 1941, qui déclencha la guerre du Pacifique.

Bien qu’ils soient de nature différente, ces événements ont laissé de profonds traumatismes dans les deux pays : l’attaque surprise du 7 décembre 1941 par la marine japonaise visait une cible militaire, mais elle dérogea aux lois de la guerre en l’absence d’une déclaration préalable de commencement des hostilités, et elle passa à l’histoire comme l’exemple de la perfidie ; le bombardement atomique de Hiroshima, le 6 août 1945 (puis de Nagasaki, trois jours plus tard) avait pour cible des populations civiles et encouragea le Japon à se percevoir en victime plus qu’en agresseur.

Pour solide qu’elle soit, l’alliance militaire américano-japonaise n’en a pas moins pour toile de fond ces événements. Beaucoup de Japonais pensent que la guerre était inévitable. Pour les Américains, le bombardement atomique était le seul moyen d’y mettre fin.

Ces interprétations restent ancrées dans les esprits de chaque côté du Pacifique, bien que des historiens aient montré que la réalité n’était pas aussi simple : le conflit n’était pas plus inévitable que le feu nucléaire n’était nécessaire à la reddition du Japon.

 

Un contexte incertain

La visite de M. Abe à Pearl Harbor n’est pas la première d’un chef de gouvernement japonais : le premier ministre Shigeru Yoshida s’y était rendu en 1951, en route pour San Francisco, où il signa le traité de paix avec les Etats-Unis.

Mais elle a une portée particulière dans le contexte incertain de l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche et alors que M. Abe a l’ambition de rendre au Japon sa fierté nationale en minimisant les exactions du passé et en éliminant les contraintes constitutionnelles qui lui interdisent le recours à la guerre.

Par sa visite au Mémorial USS Arizona, du nom d’un cuirassé coulé à Pearl Harbor, M. Abe satisfait les Etats-Unis qui y verront, même non formulée, une excuse du Japon pour sa traîtrise. Il prend en revanche le risque de mécontenter sa droite pour laquelle l’attaque était justifiée, et d’irriter ses voisins qui estiment avoir plus souffert que les Américains de la guerre avec le Japon et font valoir qu’il y a bien d’autres lieux aussi symboliques que Pearl Harbor: à commencer, selon Pékin, par le monument à la mémoire des victimes civiles du massacre perpétué par l’armée impériale japonaise à Nankin en 1937.

Mais l’attaque sur Pearl Harbor est surtout significative car elle a transformé en conflit mondial la «guerre de la Grande Asie», campagne de conquête menée par le Japon depuis les années 1930. Ce 7 décembre 1941 fut qualifié par le président Franklin Roosevelt de «jour de l’infamie». L’attaque sera immédiatement suivie de la déclaration de guerre des Etats-Unis au Japon.

 

«Haine raciale»

Cette attaque fut-elle une totale surprise ? Cette version a donné lieu à des débats entre historiens. L’absence de déclaration de guerre par le Japon – elle arriva le lendemain de l’attaque, en raison de mystérieuses erreurs d’acheminement – et l’impréparation à Pearl Harbor ne font pas de doute.

Une enquête du Congrès américain au lendemain de la guerre a néanmoins mis en lumière des erreurs de jugement et des défaillances des communications dans la marine américaine. Comment expliquer, en outre, que les renseignements américains n’aient pas repéré l’escadre japonaise se dirigeant vers Hawaï à travers le Pacifique alors qu’ils avaient percé le code des transmissions de la marine ennemie?

Roosevelt, favorable à l’entrée en guerre des Etats-Unis, attendait une provocation du Japon afin de surmonter le sentiment isolationniste prévalant alors aux Etats-Unis. «Il anticipait une offensive tout en sous-estimant l’audace du Japon», estime l’historienne Eri Hotta.

L’attaque devait rester dans la mémoire collective américaine un exemple s’il en fut de traîtrise : elle fut ainsi immédiatement évoquée à la suite de l’action terroriste du 11 septembre 2001 à New York.

La guerre qui s’ouvrait allait être «placée sous le signe de la haine raciale»: les «yellow bastards» furent «plus haïs que les Allemands», écrit l’historien John Dower dans War Without Mercy, Race and Power in the Pacific War (Pantheon book, 1986), contribution majeure à la compréhension de la guerre du Pacifique.

 

Impossible victoire

Le racisme – des deux côtés – contribua à la férocité d’un conflit dont la sauvagerie dépassa celle qui eut l’Europe pour théâtre, poursuit l’historien. Le racisme du côté américain s’exprima notamment à l’égard des Japonais vivant aux Etats-Unis: dès février 1942, 120 000 d’entre eux furent internés dans des camps où ils restèrent jusqu’à la fin des hostilités.

Pourquoi avoir déclenché la guerre? Le Japon se sentait acculé: le blocus pétrolier par les Etats-Unis rendait l’Archipel vulnérable et ses dirigeants se sentaient rejetés et humiliés par les puissances impérialistes occidentales.

La plupart étaient conscients qu’une victoire sur les Etats-Unis était impossible – à commencer par le stratège de l’attaque sur Pearl Harbor, l’amiral Isoroku Yamamoto. Mais personne n’osa affronter ceux qui, derrière le général Hideki Tojo, premier ministre, étaient partisans de la confrontation.

Même parmi ces derniers, beaucoup pensaient que la défaite était probable, mais ils se refusaient à l’imaginer. La capitulation signifierait l’acceptation de l’exigence américaine de se retirer de Chine. Le sentiment d’encerclement et d’humiliation ressenti par l’élite dirigeante fut un facteur unificateur en faveur de la guerre. Prise en présence de l’empereur Hirohito, la décision d’attaquer relevait du « saut dans le vide », reconnaissait le général Tojo. Elle le fut – vers l’abîme.

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