La Macédoine: nouveau purgatoire des migrants sur la route de l’Europe

Reportaje
Le Monde, 09.07.2015
Benoit Vitkine

Sur les routes de Macédoine, dans le monde parallèle des migrants, il est un bien presque aussi précieux que l’argent : de bonnes chaussures. Il y a quelques jours, à Athènes, Najib Mahmoudi s’est acheté une superbe paire de baskets en accord avec son standing : le jeune Afghan a peut-être atteint l’âge de 35 ans, il restera à jamais le vainqueur adulé de l’édition 2007 d’« Afghan Star », le télécrochet le plus populaire du pays. Ses compatriotes qui viennent jusque dans ce morceau perdu d’Europe le saluer avec un mélange de respect et d’amusement en témoignent.

Najib Mahmoudi a été contraint à l’exil après la diffusion sur Internet d’une vidéo le montrant en train d’embrasser une jeune femme à l’issue d’un concert. Les talibans de sa région de Mazar-e-Charif l’ont menacé de mort, et Najib Mahmoudi a fui en Iran. La suite ressemble à une histoire cent fois entendue : le passage en Turquie, « facturé » 1 200 euros, celui vers l’île de Kos sur un rafiot en plastique, 1 500 euros, la découverte stupéfaite de « l’Europe », incarnée par cette Grèce en pleine crise… Les baskets devaient servir à Najib Mahmoudi à poursuivre son périple : Macédoine, Serbie, Hongrie, et pour finir l’Allemagne ou la Suède. Ou peut-être la France, « parce qu’il paraît que les Afghans y sont bien accueillis ».

Sol le Gambien et Shihali Sultani l’Afghan

Sol le Gambien et Shihali Sultani l’Afghan sont compagnons de rétention à Vizbegovo, un centre de rétention dans la banlieue de Skopje, dont on peut sortir librement. Sol a quitté son pays il y a quatre ans, sans un sou en poche. « Quand je suis arrivé en Grèce, j’ai cru que j’en avais fini, dit-il. J’étais en Europe ! Mais il a fallu affronter le racisme. Pendant trois ans, j’ai vendu des montres dans la rue. » La Macédoine est encore plus difficile, trouve-t-il. Shihali Sultani, 26 ans, avait une affaire florissante dans l’immobilier à Quetta, au Pakistan, « mais ici l’argent ne sert à rien ». Il a passé cinq mois dans le centre fermé de Gazi Baba, juste pour avoir voulu prendre un taxi dans le sud de la Macédoine. « C’était bien pire que Vizbegovo », dit-il, décrivant des lieux sales, surpeuplés, et où la nourriture est « immangeable ». On sent chez lui ce mélange de timidité et de détermination qui caractérise beaucoup de migrants.

Mais à peine passée la frontière macédonienne, le groupe de Najib Mahmoudi a été attaqué par des hommes armés de kalachnikov et de couteaux… et portant des uniformes de policiers. Les baskets ont disparu en même temps que les derniers billets et les téléphones, et Najib Mahmoudi a dû poursuivre la route dans de vilains souliers de toile, déjà fatigués par les kilomètres avalés.

Najib Mahmoudi, Afghan de 35 ans, à l’intérieur d’une mosquée de Kumanovo (Macédoine). Vainqueur de l’édition 2007 d’« Afghan Star », le télécrochet le plus populaire du pays, le jeune homme a été contraint à l’exil après la diffusion sur Internet d’une vidéo le montrant en train d’embrasser une jeune femme à l’issue d’un concert. Les talibans de sa région de Mazar-e-Charif l’ont menacé de mort, provoquant sa fuite.

Zaccharia

Zaccharia, 27 ans, cherche à rejoindre sa femme et son bébé de 11 mois en Norvège. Il est d’une extrême douceur, mais une pointe d’amertume perce : interprète pour l’armée américaine dans la province afghane du Helmand, on lui avait promis de l’emmener. Mais au moment du retrait américain, seule la moitié de ces traducteurs locaux a pu quitter le pays, où leur vie est désormais menacée. Il est parti il y a un an, payant 2 000 dollars pour le trajet jusqu’à la Grèce. Depuis, il se débrouille seul, avec le petit groupe d’Afghans qu’il a formé. Juste après l’entrée en Macédoine, ils ont été attaqués par un groupe d’hommes armés de couteaux et de fusils, et dépouillés de tous leurs maigres biens. Zaccharia, cheveux soignés, polo impeccable, fait particulièrement attention à son apparence, mais ses pieds portent les stigmates des longues marches sur les rails. Le long de la route, il prend des photos. Son petit groupe y apparaît tantôt comme un groupe de copains en goguette, souriants et rigolards, tantôt apeurés et exténués.

« Ce n’étaient pas des policiers, tranche l’un de ses compagnons de route. Les uniformes étaient dépareillés, certains avec des pantalons de jogging. » Zaccharia, 27 ans, a l’œil exercé : il fut pendant plusieurs années traducteur pour l’armée américaine. Malgré les promesses, les soldats ne l’ont pas emmené quand ils ont quitté l’Afghanistan. Zaccharia tente maintenant de rejoindre sa femme et son fils en Norvège.

Personne ne songe à s’arrêter ici.

Satara

Satara, 9 ans, se repose dans la mosquée de Kumanovo, dans le nord de la Macédoine, où les migrants peuvent passer quelques heures. La petite fille se verrait bien arrêter ici le périple entamé il y a sept mois au départ de l’Afghanistan en guerre, parce qu’elle a mal aux pieds à force de marcher sur les gros cailloux de la voie ferrée. Satara voyage avec son petit frère Milat, 2 ans, qui a été malade sur la route, et ses parents, Mohammad et Samira. La famille essaie d’éviter les passeurs. Elle a acheté son propre rafiot en plastique pour traverser l’Evros, le fleuve qui marque la frontière entre la Turquie et la Grèce. Juste après être entrée en Macédoine, la famille de Satara a été attaquée par des hommes armés de couteaux et de fusils, qui leur ont tout pris – argent, téléphones, chaussures, habits. « Même ma bague de mariage », se désole Mohammad, le père.

En attendant, les deux amis se reposent dans la fraîcheur de la mosquée Tatar Sinan Beg de Kumanovo, avant d’aborder les derniers kilomètres menant à la frontière serbe. Une trentaine de personnes – Afghans, Syriens, Africains… – y soignent leurs ampoules et s’extasient sur le moelleux des tapis. Personne ne songe à s’arrêter en Macédoine pour y demander l’asile. Personne à part peut-être Satara, une petite Afghane de 9 ans, vive et malicieuse, qui voyage depuis sept mois avec ses parents et son petit frère de 2 ans. « A condition de trouver une école », elle se verrait bien s’arrêter un peu ici, parce que, explique-t-elle, elle en a assez de marcher et de se cacher.

Ali, un réfugié afghan de 8 ans (debout au centre), entouré de ses proches, près de Vélès, dans le centre de la Macédoine, le 24 mai. Le groupe est arrivé en marchant clandestinement sur la voie ferrée du Thessalonique-Belgrade qui traverse le pays du sud au nord.

Sur la route des Balkans qu’empruntent de plus en plus de migrants – entre deux mille et trois mille chaque jour ces dernières semaines – la petite Macédoine pourrait n’être qu’une formalité. Elle est l’étape la plus terrible du parcours. Le pays est celui des attaques et de la marche sous le soleil.

Hassan et Ali

Hassan, 16 ans, et son neveu Ali, 8 ans, ont quitté l’Afghanistan il y a sept mois en compagnie d’autres membres de leur famille. Leur but est d’atteindre la Hongrie, avant de décider vers où s’orienter. Hassan espère seulement trouver un pays où il pourra étudier la physique et faire du kung-fu, sport qu’il pratiquait en Afghanistan. Il tient aussi à préciser que c’est un Macédonien croisé sur la route qui a offert son chapeau de paille à Ali. La famille a eu moins de chance avec la police macédonienne : après quatre jours de marche sur la voie ferrée, ils ont été arrêtés alors qu’ils entraient dans l’agglomération de Veles et ramenés à la frontière grecque, à une soixantaine de kilomètres au sud. Il a fallu refaire tout le trajet.

Les choses pourraient changer avec le vote au Parlement, le 18 juin, d’une loi autorisant les migrants à utiliser les transports collectifs et les taxis, mais ceux-ci restent pour l’heure quasi inaccessibles. Utiliser la voiture de particuliers est encore plus risqué. Sous la pression de l’Union européenne, les autorités ont adopté une loi antipasseurs qui fait de tout citoyen macédonien embarquant trois migrants dans sa voiture un « organisateur » de réseau, avec une peine de six mois à quatre ans de prison à la clé et le véhicule confisqué.

L’enfer de Gazi Baba

Pour les migrants eux-mêmes, tenter la route en voiture revient à se retrouver dans le terrible centre de transit de Gazi Baba, dans les faubourgs de Skopje. Oussam, un Algérien de 19 ans qui traîne son errance depuis déjà trois ans, a connu les prisons turques et les prisons grecques. « Il n’y a rien de pire que Gazi Baba », dit-il, évoquant la promiscuité, le manque d’air frais, l’absence de médicaments, la nourriture immangeable. « Mais les gardes sont sympas et on ne subit pas de mauvais traitements. » Le centre accueille plus de trois cents personnes, pour une capacité de cent. Les migrants, la plupart considérés comme témoins dans les procès de passeurs, y restent souvent plusieurs mois.

Selma Mehmet, 60 ans, chef de Lojané depuis 2001. Ce village macédonien est la toute dernière étape avant le passage en Serbie. Selma Mehmet assure qu’aucun villageois n’héberge des réfugiés contre de l'argent et que cette rumeur est fausse. “Le village a lui-même une grosse partie de sa population qui a émigré”, insiste-t-il.

Les arrestations pour présence illégale sur le sol macédonien, suivies de reconduites à la frontière grecque, sont peu nombreuses, et ne semblent répondre à aucune logique particulière. Ou plutôt, explique une source sécuritaire européenne, « le travail de la police ne dépend que d’une seule variable d’ajustement, la capacité d’accueil ». Or celle-ci est limitée, avec quelques centaines de place dans deux centres près de Skopje, dont celui de Gazi Baba. Plus généralement, le pays, avec ses deux millions d’habitants et un niveau de vie faible, est incapable de gérer un tel afflux.

Armin

Armin, 12 ans, vient de Herat, en Afghanistan. Il voyage depuis quatre mois avec sa mère, malade du cœur, et ses deux frères. Armin est ici photographié à la sortie du centre de rétention de Vizbegovo, à Skopje, l’un des deux dont dispose la Macédoine. La famille a de l’argent : elle a payé 2 700 euros par personne pour le trajet entre la Grèce et l’Allemagne. C’est Armin qui se charge, ici, d’organiser avec le passeur l’étape suivante, vers Belgrade.

La priorité des autorités semble être uniquement de cantonner le flux des migrants à un itinéraire unique, la voie ferrée du Thessalonique-Belgrade, qui traverse le pays du Sud au Nord. Les quelque 230 kilomètres de rails sont comme un fil d’Ariane : on ne s’y perd pas, et la police vous y laisse tranquille. Mais la marche est difficile. On progresse à petits pas sur des traverses trop rapprochées ou bien on avance sur les cailloux, qui tordent les chevilles et trouent les chaussures. Dans certaines vallées encaissées, il y a à peine la place pour laisser le train passer. C’est un autre danger de cette route. Le 24 avril, quatorze migrants sont morts percutés par la locomotive du Thessalonique-Belgrade. D’autres accidents ont eu lieu.

Sur les rails, on devient aussi une proie facile pour les attaques. La cinquantaine de migrants rencontrés en trois jours en ont presque tous été victimes, souvent deux fois : une fois dans le Sud, en territoire macédonien slave ; puis dans le Nord, en zone albanaise. « La mafia », dit Ali, qui se présente fièrement comme « le premier Yéménite de la route macédonienne », et qui a d’abord tenté une route alternative, celle de l’Albanie. La police les a accueillis, lui, le businessman prospère de Sanaa, et ses deux fils de 13 et 14 ans, avec des coups de feu tirés en l’air.

Sol, Gambien de 30 ans (à gauche) et Shihali Sultani, Afghan de 26 ans, devant le centre de rétention de Vizbegovo, dans la banlieue de Skopje, dont on peut sortir librement. A leur arrivée en Macédoine, qu’ils ont atteinte à pied depuis la Grèce, ils avaient été arrêtés et d’abord envoyés au centre fermé de Gazi Baba.

Des petits groupes criminels

Optin, à droite, veut faire une démonstration de sauts périlleux. Lui et son groupe d’Iraniens se sont arrêtés à l’ombre d’un arbre et s’apprêtent à y passer la nuit. Ils sont ici à l’extrême nord de la Macédoine, qu’ils viennent d’atteindre après quinze jours de marche sur la voie ferrée. Ils sont tous originaires de la classe moyenne de Téhéran et ont fui leur pays, disent-ils, après s’être convertis au christianisme.

Selon des sources européennes travaillant sur le dossier, les mafias locales ne sont pas véritablement impliquées dans ces agressions ou dans les quelques réseaux de passeurs opérant dans le pays. « Il y a des business plus rentables pour elles dans la région, comme les armes, la prostitution et la drogue, explique l’une de ces sources. On a plutôt affaire à des groupes criminels plus petits et localisés, qui doivent parfois payer leur écot aux groupes plus sérieux. »

Le groupe que la police macédonienne a démantelé le 11 juin – sans parvenir à arrêter son chef, un Afghan surnommé « Ali Baba » – avait, lui, tout du réseau très organisé. Plusieurs centaines de migrants auraient été pris dans ses filets, enlevés et conduits dans une maison où ils étaient enfermés et battus jusqu’à ce que leurs familles soient en mesure de faire parvenir une rançon aux ravisseurs.

Ali, le père du jeune yéménite Yezen, préfère se faire appeler Alexander. Il montre une balle qu’il a ramassée après avoir été attaqué par des hommes armés.

Les attaques et la marche forcée effacent les différences entre riches et pauvres. Le long des rails, un peu plus au nord, des jeunes gens de la classe moyenne de Téhéran, partis après s’être convertis au christianisme, partagent avec un groupe d’Afghans miséreux la même ombre d’un arbre majestueux. Seul le sac – en plastique ou à dos – distingue les bourgeois des prolétaires.

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Mohammed et Oussam

Mohammed, 32 ans, et Oussam, 19 ans, voyagent ensemble depuis qu’ils se sont rencontrés à la frontière grecque. « Il faut être le moins possible seul pour éviter les problèmes », explique Mohammed. Les deux sont sans argent, et essaient de se passer au maximum des services des passeurs, auxquels ils ne font pas confiance. Ils arrivent ici, à Lojané, dernière étape avant la frontière serbe, et ont été rackettés dix minutes plus tôt de 20 euros par un groupe de jeunes armés de couteaux. Mohammed est un fermier de Deir Ez-Zor, une région en proie à la guerre et contrôlée par les djihadistes de l’organisation Etat Islamique. Il a fui au Liban il y a un an, mais après avoir épousé une chrétienne des Philippines, il ne s’y sentait plus en sécurité. Oussam, lui, est un migrant économique. Il voulait éviter les dangers de la Méditerranée, mais en est à sa troisième année d’errance. Il a connu la prison en Turquie et en Grèce, s’est arrêté pour travailler pendant un an et demi à Athènes… Il n’avait jamais entendu parler de la Macédoine avant d’y mettre les pieds. « C’est le pays le plus difficile à traverser », constate-t-il.

Au bout de la route, il y a Lojané, l’entonnoir. Le village, en zone albanaise, est la toute dernière étape avant le passage en Serbie. Malgré les dénégations de son chef, certains de ses habitants récoltent quelques euros en transformant leurs maisons en dortoirs. Oussam, l’Algérien rencontré à Kumanovo, y arrive en fin de journée. Il vient de se faire dépouiller de 20 euros par un groupe de jeunes armés de couteaux.

Près d’une voie de chemin de fer aux abords du village de Retchitsa, sur le territoire de Kumanovo (Macédoine). Yezen, jeune yéménite de 13 ans, montre la gousse d’ail qu’avec son frère Mahmoud, 14 ans, et son père Ali, ils utilisent contre les serpents dans leur marche vers l’Europe. Sa mère et son plus jeune frère sont restés au Yémen.

Hadi Madat, 48 ans, réfugié afghan, montre ses pieds en sang après quinze jours de marche depuis la frontière entre la Grèce et la Macédoine avec son épouse, Batul, 42 ans, et leur trois enfants, dans l’espoir d’atteindre la Serbie puis les pays occidentaux.

Là aussi, l’attitude de la police et des gardes-frontières semble répondre à des logiques mystérieuses. La plupart du temps, le passage est une formalité ; certains jours, les agents macédoniens ou serbes redoublent de vigilance. Dans la montagne environnante, les traces des migrants – feux de camp, bouteilles de shampoing abandonnées au bord des rivières – témoignent d’un trafic intense.

Mobina, 6 ans, et ses parents, Ibrahim et Fatima, ont quitté l’Afghanistan il y a sept ans. Ils se sont arrêtés à Athènes pendant six ans, mais la dégradation de la situation économique les a contraints à reprendre la route. Derrière eux se profile la frontière serbe : la famille n’a jamais été aussi proche du but, après avoir été arrêtée cinq fois par la police macédonienne et ramenée en Grèce. A chaque fois, il a fallu refaire la route sur les rails. Ils tenteront le passage cette nuit, par la montagne.

Cette nuit-là, la famille d’Ibrahim tentera de quitter ce maudit sol macédonien. Lui, sa femme, Fatima, et la petite Mobina, 6 ans, sont des malchanceux. La police les a arrêtés à cinq reprises en différents points du pays, et renvoyés en Grèce sans leur donner le moindre document. A chaque fois, il a fallu tout recommencer. Ibrahim a fait ses comptes : il en est à quelque 1 000 kilomètres arpentés sur le territoire de la minuscule Macédoine.

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